De la frugalité, quand moins est plus

La conception contemporaine de la frugalité est un contresens absurde, révélateur de la dérive d’une époque. Alors que le marketing sert une consommation outrancière, parlons de sa Kryptonite. Revenons sur la notion de frugalité, comme nous ferions bien, pour notre salut, d’y revenir en tant qu’humains.

Nous défendrons l’idée que dans la situation de pays dits développés, dans lesquels règne la profusion, moins est plus à bien des égards. Une soustraction bénéfique appelée via negativa. Retirer ce qui nuit. En effet, la frugalité porte en elle un caractère raisonnable. Elle est liée à la raison. Or, la clé est le retour à la raison. Voilà une piste sérieuse. Explorons.

Petite histoire de la frugalité

Tout d’abord, un peu d’histoire. Le sens du mot a dérivé au cours des siècles. Dans l’antiquité, la frugalité représentait une notion salutaire. Si si.

Il faut donc s’habituer à manger sobrement et simplement, sans rechercher toutes ces viandes délicatement préparées ; la santé trouve dans cette frugalité sa conservation, et l’homme, par ce moyen, devient plus robuste et beaucoup plus propre à toutes les actions de la vie. — Épicure, Lettre à Ménécée

Comment quelque chose de sain pour le corps, favorable à une belle énergie, une bonne santé et un esprit clair est devenu ringard, marginal, et même négatif. Dans kit de vie revoir les priorités, nous évoquions une  « légère » dérive.

Pourtant « frugal » est un mot qui vous veut du bien. Il est synonyme de modération, de santé, d’équilibre. Il signifie prendre ce dont on a besoin, mais pas plus. Une illustration raisonnable que moins peut être plus. Il n’est à opposer ni à abondance, ni à croissance. Au contraire.

La nature ne fait rien en vain. Tel est, selon Aristote, le principe fondamental qu’il nous faut connaître du monde vivant. C’est précisément en respectant sa nature, en enlevant le superflu, que moins est plus.

La frugalité est avant tout une sagesse ancienne qui fait écho à une seconde maxime inscrite sur le temple de Delphes : rien de trop. Une incitation à la sobriété, à la tempérance. Une des quatre vertus morales, dites vertus cardinales, qui disciplinent les désirs et les passions humaines.

Discipline. Un autre mot qui a mauvaise presse en ces temps fragiles. Regrettable, selon Jim Rohn : « Nous devons tous souffrir de l’une des deux douleurs : la douleur de la discipline ou la douleur du regret. La différence est que la discipline pèse des onces tandis que le regret pèse des tonnes. » Ce lourd regret nous rongerait-t-il de l’intérieur, tant nous serions déconnectés de notre nature ?

De la valeur de la frugalité

Creusons l’étymologie (aller à la source pour s’informer véritablement est toujours un bon réflexe, comme quoi apprendre le latin ou le grec à l’école ce n’était pas inutile…), frugal partage sa racine latine avec frug qui signifie vertu, avec frux qui signifie fruit mais aussi valeur, et frui signifiant apprécier l’usage, avoir l’usage de.

Pour résumer, la frugalité est la vertu d’apprécier la bonne valeur de toute chose et de leur usage, y compris de notre énergie vitale. Savourer la valeur de la vie. En somme : apprécier pleinement ce que l’on a et ce dont nous avons été dotés. Il existe un mot en espagnol qui englobe cela : aprovechar. Profiter simplement de ce que chaque moment et chaque chose peuvent nous offrir.

Apprécier la nature et ressentir la connexion vitale avec la terre, source de la vie, est un des plus grands plaisirs dont malheureusement nous nous sommes coupés.

La frugalité s’applique à toute chose. Alimentation, habitudes de consommation, et globalement une manière de penser, une philosophie.

Les habitudes alimentaires

Nous savons aujourd’hui pouvoir guérir certaines pathologies par la diète. Certains cas de diabète notamment. Selon la sagesse des âges, la privation de nourriture permet parfois à l’organisme de se rétablir. Les Anciens croyaient aux bénéfices salutaires de la purge. Une alimentation frugale fait, pour différentes philosophies dont celles d’Épicure, partie intégrante d’une bonne santé, d’une vie claire, pleine d’énergie.

Il y a bien là deux faces de la même pièce, appelée santé : celle de la guérison par le jeûne et celle du bon fonctionnement donc de la prévention, de l’entretien du bon fonctionnement naturel physique comme psychique. Il est possible que la seule façon de réussir à prolonger la vie soit de réduire notre absorption de calories et de contrôler la qualité de celles-ci. Plutôt éloigné de la technologie californienne en matière de transhumanisme.

Le thème du jeûne est largement battu sur ce blog. Aussi, nous ne le détaillerons pas dans cet article. Souvenons-nous simplement qu’il peut prendre de multiples formes. Qu’il ne devrait en aucun cas signifier une prison, ni même un programme figé, mais plutôt une pratique responsable, en conscience.

Il peut être court façon jeûne intermittent, quotidien, aléatoire, d’une durée médiane comme un jeûne de trois jours ou beaucoup plus long. Il peut être strict ou encore selon une certaine diète. Programmé selon un calendrier religieux (résultante des sagesses anciennes) ou improvisé au besoin ou au hasard. Il devrait être ce que vous pensez qui est bon pour vous.

La privation de nourriture produit un stress dont l’organisme tire profit. Il s’agit du phénomène d’autophagie, objet d’un prix Nobel en 2016. Mais au-delà des explications scientifiques, se priver de temps à autre de toute nourriture présente des avantages pour la santé. Et voilà tout ce qu’il convient de savoir.

Moins de calories. Plus de santé. C’est aussi ce que constatent les Japonais, notamment les habitants d’Okinawa lorsqu’ils pratiquent « hara hachi bu ». Un principe qui consiste à s’arrêter de manger à 80 % de satiété.

Sans oublier de mentionner la clarté d’esprit dont un organisme non surchargé jouit. La pleine conscience est-elle accessible à un organisme « intoxiqué » ?

Les habitudes de consommation

Peut-être vous demandez-vous ce que traduit la frugalité appliquer à la consommation ?

Le livre « Your money or your life » apporte des éléments de réponse :

  • Ne pas aller faire de shopping
  • Vivre selon ses moyens
  • Prendre soin de ce que l’on a
  • Utiliser et user
  • Faire soi-même
  • Anticiper ses besoins
  • Chercher la valeur, la qualité, la durabilité, les usages multiples et le juste prix
  • Acheter moins cher
  • Satisfaire ses besoins différemment
  • Rembourser ses dettes (et ne pas en contracter)

N’oublions pas que pour les Anciens, une personne endettée n’était pas libre, mais en état d’esclavage. Moins de dette, plus de liberté.

Ainsi, la frugalité est triplement gagnante : certes pour notre bien-être et notre liberté, comme le soutient ce texte, mais aussi pour notre porte-monnaie et la planète.

frugalité, moins c'est plus

Via negativa : la soustraction bénéfique

Ce texte De la frugalité rejoint le concept développé dans le livre VI de l’œuvre Antifragile de Nassim Nicholas Taleb : via negativa.

La via negativa est l’addition par la soustraction. C’est littéralement « moins est plus ». Au lieu de chercher ce que nous pouvons ajouter à votre vie, demandons-nous ce que vous devrions enlever.

La perfection est atteinte, non pas quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à enlever. – Antoine de Saint-Exupery

La notion de soustraction bénéfique pourrait servir de méthode appliquée au développement personnel. Et plus précisément comme technique de reconnaissance de soi-même. Ainsi, j’enlève tout ce qui n’est pas moi. Tout le superflu. Taleb donne l’exemple d’une sculpture : un bloc dont on soustrait des morceaux pour lui donner sa forme.

Pourquoi est-ce efficace ? Parce qu’on peut vite se perdre face à ce qui ne peut être exprimé directement. Par exemple le bonheur. La conscience. Dieu. Ainsi découvrir et savoir ce qu’on ne veut pas, ne veut pas être, va nous rapprocher de ce que nous ne sommes par essence et nous éviter les détours, voire les fausses routes.

Éliminer ce qui n’est pas essentiel revient à enlever de la fragilité à l’avenir. C’est également ce que nous faisons lorsque nous apprenons de nos erreurs.

Reconnaitre et retrancher tout ce qui est fragile. Par exemple une to do list : retrancher des choses à faire au futur (par ordre décroissant d’importance pour ne garder que ce qui compte vraiment) représente un minimalisme performant. Il laisse la place au hasard, à l’imprévu, pour pouvoir s’y adapter. Or, l’adaptabilité est le propre du vivant.

Savoir dire non

Enfin, la frugalité est un choix. Comme choisir, c’est renoncer. Savoir dire non.

Dire non à ceux qui nous nuisent. S’opposer à ce qui va à l’encontre de nos valeurs. Dire non à des idées. En effet, ceci s’applique parfaitement à la connaissance. Garder ses distances avec un ignorant équivaut à se trouver en compagnie d’un sage.

Les gens pensent que se concentrer sur une chose, c’est dire oui à la chose sur laquelle on doit se concentrer. Mais ce n’est pas du tout ça : c’est dire non à la centaine d’autres bonnes idées qui se présentent. Il faut bien choisir. En fait, je suis aussi fier des choses que nous n’avons pas faites que de celles que nous avons faites. Innover c’est dire non à un millier de choses. – Steve Jobs

Éliminer des choses peut être une action très forte. En commençant par ce qui nuit et ce qui est fragile. Soustraire tout ce qui se détourne du bon sens, pour lequel nous n’aurions aucune intuition, ajoute à notre vie. Comme l’a écrit Ennius, le bon réside surtout en l’absence de mauvais.

Ainsi, comme jadis dans certaines traditions théologiques à propos de Dieu, la meilleure manière d’appréhender le bonheur est peut-être de commencer par savoir ce qu’il n’est pas…

Via negativa ou procéder par élimination, constitue un puissant outil de déduction qui nous aidera à savoir dire non et éventuellement demeurer bien dans ses bottes. Alignés.

Que signifie la frugalité pour le développement personnel ?

Tout d’abord une hygiène de penser ; enlever le bruit pour se centrer sur sa nature. Définir ses propres rêves, pas ceux des autres. Enlever tout ce qui ne vient pas de soi. Enlever ce qui est sociétal. Définir ce qui nous nourrit intérieurement et non depuis un point de vue extérieur.

Comment le savoir ? La plénitude de la satisfaction est un bon indicateur. Si vraiment vous ne voyez pas, une piste : qu’est-ce qui vous absorbe tant que vous en oubliez votre téléphone intelligent pour quelques instants ?

Elle pourrait signifier aussi, alors que nous nous recentrons, que des valeurs fondent notre intégrité. Qu’elles sont plus grandes que l’Égo, elles donnent le sens d’une vie, et qu’il convient de les respecter pour se respecter soi-même et vivre dignement : actions et pensées alignées. Ce que des chercheurs appellent aujourd’hui « intégrité comportementale » :

« le degré perçu de congruence entre les valeurs exprimées par les mots et celles exprimées par l’action » ou encore « schéma perçu d’alignement entre les paroles et les actes »

Quelques pistes de réflexion :

  • Que vouliez-vous être en grandissant ? Que voulez-vous être maintenant ?
  • Avez-vous un projet de vie ? Une vision long terme pour votre vie ?
  • Êtes-vous certains que cette vision est votre ?
  • Quel serait votre travail de cœur ? Pourquoi ne l’exercez-vous pas ?
  • Quelles sont les « vraies » choses à faire avant de mourir ?
  • Pensez aux moments où vous avez été le plus heureux ; Qu’est-ce qui vous a mis en cet état ?

La frugalité s’apparente à une hygiène de vie de laquelle nous sortirions le nuisible. Nassim Taleb exprime, avec un brin d’ironie, à quel point sa santé s’est améliorée dès lors qu’il supprima certaines nuisances redoutables : les journaux, la télévision, les transports en commun à l’heure de pointe, la climatisation, les mails commerciaux, les prévisions économiques et les nouvelles quotidiennes des marchés financiers, les appareils de musculation à la salle de sport. Pas de pilule sophistiquée, pas de centrifugeuse.

La suite

Ceci nous mène à deux questions majeures : la première, en lien avec l’indépendance financière et en outre philosophique : combien est assez ?

La soustraction bénéfique joue un rôle majeur dans cette réponse. Faire moins mais bien, ne pas s’éparpiller et concentrer son énergie sur la réalisation. Si nous ne savons pas mesurer combien est assez, comment pouvoir être heureux dans la réalisation.

La richesse dont nous jouissons de nos jours est le résultat de siècles de frugalité. Selon Ibn Khaldun, ainsi vont les cycles : « Les temps difficiles créent des hommes forts. Les hommes forts créent les périodes de paix. Les périodes de paix créent les hommes faibles. Les hommes faibles créent les temps difficiles. »

Alors, comme nous ouvrions ce texte, il semblerait fort avisé de revenir à une forme de frugalité volontaire, bénéfique individuellement comme collectivement, avant d’y être contraint. Il demeure encore libre à chacun de choisir sa frugalité.

La seconde question se posa lors d’un coaching. Qu’est-ce que tu aurais aimé savoir quand tu étais plus jeune ? En particulier à l’adolescence, au moment de faire les premiers choix face aux études par exemple (orientation). Elle fera l’objet du prochain partage à venir : agir, investir sur soi-même.

Comme l’a écrit Paul Valéry, « Que de choses il faut ignorer pour agir. »

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